Sous le Mohwa

On a bien recommandé aux enfants de ne rien dire à la Sorcière Blanche s'ils la rencontraient : de ne pas lui parler d'Aslan, de ne pas mentionner les Pevensie, de ne rien croire ou accepter d'elle et de ne surtout pas dire qu'on va à la Table de Pierre. Toute l'après-midi, Calice, la Fleur à qui ils ont entendu le Bélier dire "courage, cher cœur, il est encore temps de faire le bon choix", les envoie vers la Sorcière Blanche qui suit la meute à travers la forêt, tandis que les enfants se dirigent vers la Table de Pierre. Ils la rencontrent un par un, en tête à tête (visible de loin par un autre vieux loup) et doivent faire un choix crucial.

Il y a ceux qui connaissent l'histoire et qui se feront un plaisir de raconter des bobards et d'esquiver les questions, de provoquer même la Sorcière Blanche (notamment Moustache Résolue qui se délecte de jouer le jeu comme si elle était un des adultes). Il y a ceux qui connaissent l'histoire et savent qu'ils ne doivent pas répondre (Croc Vif), mais qui sont tellement dedans qu'ils craignent quand même un peu des représailles et vivent le moment avec un frisson délicieux (Truffe Imaginative qui nous aurait presque embrassés quand elle a réalisé que Narnia était le thème de la journée !).

Et puis il y a les autres. Ceux qui ne connaissent pas Narnia, ou qui n'ont pas du tout reconnu Mère Louve sous le déguisement et ne savent pas trop à quoi s'attendre. Ceux qui n'ont pas écouté les consignes et ceux qui réalisent trop tard ce qu'ils sont en train de faire… ceux qui ne répondent pas parce qu'ils se méfient et ceux qui comprennent bien l'enjeu et le prennent très au sérieux.

C'est un exercice très difficile pour les louveteaux, car la décision leur est entièrement abandonnée – à chacun individuellement.

Aucun ne réalise qu'il a en fait le choix de dire qu'il ne veut pas parler à la Sorcière Blanche quand Calice l'y envoie et pourtant c'est la première chose importante : aucune autre personne – pas même un adulte, peu importe à quel point on l'aime et on lui fait confiance – ne peut te forcer à pencher du côté du bien ou du mal. C'est à toi que revient cette décision – et c'est toi qui en encaisseras les conséquences.

La décision suivante, c'est de refuser d'accepter le moindre cadeau, de faire le moindre compromis avec la Sorcière. Plusieurs se dépêcheront d'avaler un chamallow avant d'affirmer qu'ils ne savent rien : oui, mais si on était dans la vraie histoire, cet innocent unique "loukoum" les aurait entraînés dans une spirale infernale…

Pendant l'après-midi, contrairement à ce que l'on craignait, personne ne spoile les entretiens aux autres. Au plus, ça chuchote dans les coins. Au Rocher du Conseil à la fin de la journée, par contre, quand on est revenus de Narnia, tout éclate : "moi je n'ai rien dit !" soutiennent certains qui ont en fait tout dévoilé alors que d'autres, qui n'ont rien à se reprocher, gardent le silence. Des regards nerveux sont échangés, des petits laissent échapper leur inquiétude, une louvette se blottit contre moi, une autre s'enquiert discrètement : "mais Mère Louve… en fait, la Sorcière… c'était toi, hein ?" et pousse un gros soupir de soulagement quand je lui chuchote que oui.

"Elle connaissait mon nom !" nous dit un des petits nouveaux effaré (que j'ai dû appeler parce qu'il mettait dix mille ans à traverser le champ pour venir du "campement" vers moi).

"Heureusement, elle n'a pas utilisé son bâton pour nous transformer en statue !" s'écrie Loup Intrépide.

- "On s'est battus contre un tigre !" me raconte avec enthousiasme un louveteau, tandis qu'un autre derrière nous s'interroge tout haut : "c'était quoi, comme animal, Maugrim, en fait ?" et qu'un autre lui répond placidement : "je ne sais pas, mais il était méchant et très poilu." (Il portait un manteau de fourrure !)

"Bonjour, bonjour, petite fille. Viens, approche. Tu veux un bonbon ?

- Non merci, je n'aime pas les chamallows.

- Oh, tu devrais quand même essayer celui-ci, avec les paillettes. Il pétille, c'est délicieux. Si tu ne l'aimes pas, tu n'auras qu'à le jeter.

Babine Gracieuse s'approche timidement, plonge la main dans le bocal.

- Vous êtes belle...

- Et toi tu es adorable ! Tu es toute seule dans cette forêt ?

- Non, il y a les autres… là-bas… Calice, Peter, Suzan…

- Oh, et vous allez où, comme ça ?

- A la… euh… la Table.

- Voir Aslan, peut-être ?

Il y a sans doute un éclair d'intérêt un peu trop effrayant dans mon regard, parce qu'elle recule à nouveau.

- Madame, est-ce que vous pouvez arrêter de me parler ? demande-t-elle anxieusement. Je ne vous connais pas. Je peux retourner voir les autres ? On m'a juste dit d'aller par là…

- Mais bien sûr, tu es libre. File vite, mais rappelle-toi… ne parle de moi à personne…"

"Bonjour, mon garçon. Tu es tout seul dans cette forêt ?

- Euh… Ouaip, répond Museau Créatif en me jetant un coup d'œil suspicieux.

- Tu veux un bonbon ? Je t'en donne un, mais tu dois juste répondre à une toute petite, très insignifiante question : où tu vas comme ça ?

- Aieaieaieaieaie" gémit-il dramatiquement en se tortillant comme si on venait de le ficeler à un poteau de torture.

- Voyons, qu'est-ce qui t'arrive ? Ce n'est pas compliqué. Prends donc un bonbon. Tu as déjà entendu parler d'Aslan ?

- Oh lalalalalalaa…

Puis, le regard étincelant, il me jette qu'il ne sait rien et commence à s'en aller. Je le rappelle :

- N'oublie pas… ne parle de moi à personne… il n'y a que moi qui sais ce que tu m'as dit… ou pas dit… si tu as pris – ou non – de mes bonbons… les autres pourraient bien penser que tu les as trahis…

Patte Volontaire arrive lentement, les bras serrés le long du corps, sans me quitter des yeux comme si j'étais une vipère soudain dressée dans l'herbe. A mes questions, elle répond d'une façon déterminée mais en retenant tout le temps sa respiration, sur le qui-vive.

- Tu es toute seule ?

- Oui.

- Et tu vas où comme ça ?

- Nulle part. Je me promène.

- Et tu es sûre qu'il n'y a personne avec toi ?

- Oui.

- Hum. Tu es sûre que tu ne veux pas de bonbon ?

Elle secoue frénétiquement la tête, on dirait que je lui propose du poison.

- C'est fini ? s'enquiert-elle avec raideur.

- C'est fini, oui, si tu ne veux rien me dire et si tu ne veux pas de bonbons", je réponds sèchement.

"Tu veux un bonbon ?

- Oui ! répond Loup Tranquille placidement.

- Alors il faut juste que tu répondes à cette petite question de rien du tout… tu es tout seul ?

- Oh non, y'en a plein d'autres, réplique-t-il tranquillement, la bouche pleine.

- Ah, intéressant… Prends un autre bonbon, si tu veux. Et vous allez où, comme ça ?

- A la Table de Pierre.

- Vraiment ? Prends un autre bonbon, prends en même deux, si tu veux. Qu'est-ce que vous allez faire à la Table de Pierre ?

- Voir lui.

- Lui qui ? Aslan ?

- Oui, c'est ça !

- Tu es vraiment un très aimable petit garçon ! Ça me donne envie de te donner encore plus de bonbons. Tiens, mets-en plein dans ta poche. Tu peux les emporter et les garder pour toi, tu n'as pas besoin de les partager avec les autres… ce sera notre petit secret…"

"Quelle jolie petite fille ! Tu es toute seule dans la forêt ?

- Oui, répond Patte Persévérante dont les yeux se moquent clairement de son interlocutrice.

- Tu veux un bonbon ?

- Je veux bien, mais je ne vous dirais rien, riposte-t-elle joyeusement en fourrant un chamallow dans sa bouche.

- Et tu vas où, comme ça ?

- Oh, j'étais partie me baigner. Toute seule. (Ses yeux pétillent, elle est enchantée du bon tour qu'elle joue). Vous voulez un morceau de cake ?

- Non merci, je déteste tout ce qui est au miel, tout ce qui est doré.

- Ah. Tant pis pour vous.

- Tu n'as pas entendu parler d'un affreux lion qui a fait disparaître toute ma belle neige ?

- Absolument pas.

- Tu es charmante, dis donc. Et bien retourne donc te promener toute seule… mais n'oublie pas : il n'y a que moi qui sais ce que tu m'as dit… combien de bonbons tu as mangé… les autres, s'ils apprennent que tu m'as parlé, qu'est-ce qui leur garantira que tu ne les as pas trahi ?"

"C'est Calice qui m'envoie, me dit Moustache Sensible qui arrive en sirotant sa tasse de thé.

- Ah, je la connais bien, Calice, c'est mon amie. Et tu es toute seule ?

- Oh non, il y a les autres avec nous.

- Est-ce qu'il y a un garçon qui s'appelle Peter avec vous ?

- Oui, et aussi sa sœur Suzan et sa sœur Lucy. On va à la Table… la Table de Mur, je crois.

- Je vois. Et vous allez faire quoi, à cette Table ?

- On va voir Aslan, bien sûr.

- Comme tu es gentille de me dire tout ça ! Est-ce que tu aimerais porter une belle robe, toi aussi ? Tu ferais une princesse merveilleuse avec une robe en neige !

Quelque chose d'alarmé passe dans le regard de Moustache Sensible et elle recule soudain, l'air de réaliser qu'elle a trop parlé.

- C'est gentil, mais je dois retourner voir les autres, marmonne-t-elle, gênée et effrayée aussi.

"Bonjour, mon enfant.

- Bonjour, madame, me répond le petit Griffe Optimiste en restant prudemment à distance.

- Tu es tout seul ?

- Euh… non, ya les autres.

- Approche, n'ai pas peur. Tu veux un bonbon ? Dis-moi juste combien vous êtes de fils d'Adam et de filles d'Eve…

- Je sais pas… dix ou vingt (il est un peu plus près mais continue à m'observer avec méfiance).

- Il y a un garçon qui s'appelle Peter avec vous ? Il a des sœurs, peut-être ?

- Oui… je ne me rappelle pas comment elles s'appellent…

- Et vous allez où, comme ça ?

- Je ne sais pas, soupire-t-il (et visiblement c'est le cas ! On le connaît, il est tout le temps à la ramasse, il n'a pas écouté quand on l'a expliqué ! Mais il semble assez ennuyé de ne pas pouvoir répondre et un peu inquiet à l'idée de ce qu'on va lui faire/dire s'il ne sait pas répondre.)

- N'ai pas peur de moi, je suis très gentille, contrairement à ce qu'on raconte. Veux-tu un autre bonbon ? Peut-être que vous allez voir Aslan, le lion ?

- Euh… ouais… peut-être… je ne sais plus… en tout cas, on doit "se rassembler".

- Bon, très bien. Écoute, retourne voir les autres. Mais ne leur dis pas que tu m'as parlé, hein. On ne sait jamais, ils pourraient penser que tu as fait quelque chose de mal…"

"Quelle jolie petite fille ! Tu es toute seule dans la forêt ?

- Oui, souffle notre minuscule Truffe Sincère en me dévorant des yeux.

- Tu veux un bonbon ? Je t'en donne un, mais il faut juste que tu répondes à une toute petite question de rien du tout : où tu vas ?

Un petit couinement : "Je ne sais pas..."

- Tu n'as jamais entendu parler d'Aslan ?

- Pas du tout, souffle-t-elle.

- Et il n'y a pas un garçon qui s'appelle Peter avec toi ?

Elle secoue la tête, le regard écarquillé, mais les lèvres résolument pincées.

- Et vous allez où comme ça ?

- Je ne sais pas.

- Tu ne sais pas où tu vas ???

- No-on.

- Tu es toute seule. Dans la forêt. Et tu ne sais pas où tu vas. C'est un peu bizarre, tu ne trouves pas ?

Elle ne répond pas, les épaules toutes raides et les yeux brillants derrière ses lunettes rondes (l'air d'être en train de se répéter intérieurement "ohmndieuc'estvraijesuisàNarniajesuisvraimentàNarnia").

- Très bien. Écoute, puisque que tu ne veux pas de bonbons, retourne voir les autres.

- Mais je vous ai dit que j'étais toute seule…

- Eh bien retourne donc te promener toute seule !"

Mais le grand vainqueur de l'après-midi, la louvette dont je suis la plus fière, c'est Oreille Intègre, qui passe parmi les premiers. Très gourmande, elle regarde avec envie les chamallows pendant un long moment, tend la main vers le bocal à plusieurs reprises… mais la retire finalement avec un gros soupir.

"Je suis désolée, je ne peux pas en prendre. Je ne peux rien vous dire", répète-t-elle courageusement, en soutenant mon regard.

Oreille Intègre n'a ni menti, ni trahi, ni vite gobé un chamallow avant de fanfaronner qu'elle ne sait/dira rien, comme certains autres ont fait. Plus tard, pendant le Rocher du Conseil, elle ne se vante de rien ni n'accuse ceux qui sont revenus avec des chamallows.

Très docile, elle a parlé à la Sorcière (puisque c'était une cheftaine déguisée et qu'elle est assez grande pour l'avoir remarqué) et que c'est Calice (une autre cheftaine déguisée) qui l'a envoyée vers elle, mais je pense que si elle avait réalisé qu'elle en avait le choix, elle ne se serait même pas approché, elle se serait plutôt enfuie dès qu'elle aurait aperçu une robe blanche dans la forêt... et c'était le bon réflexe à avoir !