Sous le Mohwa

Sous le Mohwa

Retour sur la journée VOYAGE VERS BETHLEHEM

 

Tout commence par un email aux parents : "ce samedi, les enfants vont prendre une caravane mésopotamienne à destination de Bethléhem. Vous n'y êtes pas obligés, mais si vous le souhaitez, vous pouvez préparer avec eux un casse-croûte aux saveurs israéliennes…"

 

A peine arrivées, deux louvettes, des sœurs dont c'est la quatrième ou cinquième sortie seulement, me sautent dessus : "Regarde, Mère Louve, on a préparé un pique-nique de Bethléhem !" et s'empressent de me montrer le sac en laine aux couleurs vives dans lequel elles ont amené des mandarines, un petit bocal avec des olives vertes et surtout de jolis sandwichs emballés dans des serviettes à carreaux nouées par une ficelle. Je les félicite et leur assure que si nous sommes happés par une faille temporelle pendant la journée (une chose qui nous arrive assez souvent, somme toute), elles seront parées !

 

L'étal de la marchande, déjà installé dans le hall d'entrée, a été examiné avec curiosité mais n'a pas soulevé beaucoup de questions : les enfants sont habitués à ce que plusieurs activités aient lieu en parallèle quand nous sommes à l'église. Les étoffes chatoyantes ont quand même été tripotées et les babouches essayées, c'était trop tentant. "C'est pour la grande chasse ?" s'enquiert Moustache Affectueuse, traversée d'une inspiration subite, au moment où retentit l'Appel de Jungle. Je me contente de sourire et de rejoindre au grand galop la meute dehors : il ne s'agit pas de prendre du retard, on doit rendre à midi pile les communs aux Eclaireurs qui font leur concours de cuisine.

 

Un peu plus tard, ça se trémousse dur pendant qu'Akéla donne les sizaines. Les têtes se tournent, on chuchote avec excitation : dans la cour, des personnages habillés comme aux temps bibliques se sont mis à circuler : Salomé (Ko) étend du linge sur un arbre entre deux voitures, Joseph (Rama) installe ses outils sur un établi improvisé, tandis que Rebecca (Baloo) marchande ses oranges à une Marie très enceinte (votre servante). Discrètement, un poteau indicateur est apparu à l'angle de la porte, planté dans le porte-parapluie : Nazareth 0.5 km, Jérusalem 149 km, Bethléhem 157 km.

 

A peine lâchés, les loups se ruent vers ces inconnus, le sourire aux lèvres : "Est-ce que tu t'appelles Marie ?" me demande une louvette, les yeux brillants. "Et ton bébé, c'est un ange qui t'a dit que tu allais l'avoir ?" Je roule de grands yeux : "comment tu sais ça ? Tu as écouté à ma fenêtre ?"

 

Joseph recrute des apprentis en un tournemain, Rebecca n'a aucun mal à trouver des volontaires pour faire le gâteau et je prends le chemin de ma maison avec une grappe de gamines enchantées à l'idée de m'aider dans mon quotidien. "J'aurais trop aimé vivre dans votre temps…" soupire l'une d'elles avec envie, pendant qu'on s'installe par terre sur les coussins. "Nous, on est de la tribu d'Othniel" m'explique une autre quand je lui demande si elle arrive de Samarie ou de Judée.

 

Autour de la table basse, une fois leurs pattes lavées "à la fontaine" (avec le savon liquide arrivé tout droit de Corinthe : on n'arrête pas les Romains et le progrès !), quatre petites filles modèles s'appliquent à fourrer des dattes à la pâte d'amandes.

 

A la cuisine, on bat les œufs en neige avec ardeur sous l'égide de Rebecca.

 

Dehors, des louveteaux rabotent, scient et assemblent un jouet dont Joseph leur a fourni les différents morceaux : une figure de cheval en bois, une petite carriole dont il faut clouer et visser les roues et les attelles.

 

"T'es chrétien, toi ?" demande un apprenti nazaréen à un autre pendant une pause. "Ben oui, pas toi ?" Petite moue pensive du deuxième louveteau : "Si, mais la plupart des gens sont musulmans, maintenant..."

 

Dans le hall d'entrée, sur une grande nappe brune étalée sur le carrelage, Salomé fabrique des lanternes en racontant sa misérable vie d'esclave aux enfants qui s'insurgent. De temps à autre, elle s'interrompt pour tenir l'étal sur la place du marché : on a distribué à chaque sizaine un certain nombre de deniers, de sesterces et de pièces d'or.

 

"Tiens, c'est pour toi ! Et ça, c'est pour Jésus quand il sera né", me dit une louvette qui dilapide allègrement l'héritage de sa famille, enchantée de jouer à la marchande, en me tendant un bracelet de pacotille et un bonnet en velours vert brodé de fil d'or. "Mon orange que je me suis achetée, je vais la mettre dans le petit sac que tu m'as montré comment faire."

 

Les dattes terminées, nous sommes passées à la couture. Certaines louvettes sont allées voir ce qu'on pouvait faire d'autre, mais les deux qui sont restées tiennent absolument à aider à confectionner la couverture du bébé. "On pourrait chanter", suggère Babine Joviale. "C'est une très bonne idée ! Qu'est-ce que tu aimerais chanter ?" Et nous voilà fredonnant joyeusement Une flamme en moi.

 

Tirzah (Bagheera) toque à la porte : elle s'inquiète que son frère ne soit pas encore arrivé. Pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé ! Je la rassure : en bon berger, Simon sait se débrouiller contre les bêtes sauvages et puis il voyage certainement en compagnie d'une caravane, il n'est pas tout seul. Tirzah nous quitte pour retourner à l'entrée du village l'attendre (et au passage prendre des photos des autres groupes) et les louvettes me demandent qui c'est et pourquoi elle est triste. J'explique que c'est la fille du scribe, mort depuis peu, et les filles hochent le menton avec compassion.

 

Les conversations filent et se brodent. "Quand est-ce qu'il va naître, ton bébé ?" Je soupire : "oh, les vieilles dames du village disent qu'il n'y en a plus que pour une semaine. J'ai hâte, j'en ai marre." Mais une autre louvette calcule sur ses doigts : "Moi je sais quand il va naître, ton bébé. On est le 07 décembre, aujourd'hui, alors ce sera dans trois semaines ! Il va naître à Noël." Je penche la tête de côté : "c'est quoi, ça, Noël ?" et les grandes filles chuchotent entre elles : "mais oui, elle ne peut pas savoir ce que c'est, c'est pas encore arrivé ! C'est le premier Noël !" tandis qu'une des petites me tire par la manche, inquiète : "Mais alors, c'est dans longtemps… Est-ce qu'on sera encore avec vous ? On pourra le voir, nous, le bébé ?"

 

Puis voilà que la matinée a bien avancé et que Simon (Akéla) arrive enfin. Il fait le tour du village pour saluer tout le monde et souffler discrètement "c'est bientôt l'heure de laisser la place aux éclais" tout en récupérant les bourses d'argent car un affreux trafic se tient dans les couloirs : "Je crois qu'on s'est fait avoir, Marie", me dit Joseph très sérieusement : "Avec mes apprentis, on a vendu le jouet en bois pour trois pièces d'argent mais je viens d'entendre qu'on le revend une pièce d'or."

 

Dans le hall, on entend Rebecca s'égosiller, un torchon à la main : "Ho, les gars, qu'est-ce qu'on doit faire après avoir terminé de cuisiner ? La vaisselle ne va pas se nettoyer toute seule !"

 

Je profite de nos derniers instants libres pour faire réchauffer les pains pitas au micro-ondes. Des louvettes ont voulu m'aider à les humidifier et me tiennent le plat et le torchon propre pour les recouvrir. L'une des deux s'interroge pensivement : "il y avait des micro-ondes, au temps de Jésus ?" Je secoue la tête en souriant : "non, c'était un four dans lequel il fallait entretenir un feu, mais on va faire comme ça aujourd'hui, parce que c'est plus rapide, quand même."

 

Sur ce, une dame qui était en étude biblique dans une autre pièce de l'église vient récupérer quelque chose dans la cuisine et s'arrête, interloquée, en me fixant : "C'est vous qui vous occupez des enfants ?" Je souris largement, sans m'apercevoir que je me tiens machinalement cambrée, les mains sur les reins : "oui, c'est les louveteaux. On est à Nazareth aujourd'hui avec eux." La dame fronce les sourcils : "mais quand même, dans votre état…" Je me dépêche d'enchaîner en clignant des yeux avec insistance : "Non mais je suis Marie, en fait… Marie de Joseph, de Bethléhem…"

 

La dame toujours perturbée, marmonne : "oui, mais tenir le rôle avec le bébé, c'est tout de même…" Elle lance un regard alentours : Baloo rigole en vérifiant le four et les louvettes écoutent de toutes leurs oreilles. Puis elle contourne la table d'un pas vif et vient poser la main sur mon gros ventre : "Mais c'est un faux ! " s'écrie-t-elle, stupéfaite. Et les louvettes de répliquer aussitôt, indignées : "mais non, c'est un vrai !" tandis que le micro-ondes tinte avec un parfait timing.

 

On veut rassembler les loups pour laver les pattes et récupérer les sacs de pique-niques abandonnés depuis le début de l'aventure dans un coin du hall. "Il faudrait chanter", marmonne Tirzah-Bagheera en se dirigeant vers la cour. Mais quoi, vu qu'on n'est pas en fiction jungle ? Finalement c'est sur Ah qu'il est doux pour des frères qu'on rameute notre monde (les loups viendraient bien même si on chantait Frère Jacques, à vrai dire, ils sont dressés à rappliquer au moindre fredonnement).

 

Bagheera enchaîne naturellement en hébreu quand on arrive au bout du chant et qu'il manque encore quelques individus et soudain Akéla étouffe un hennissement de rire. Tirzah fait de gros yeux à son frère, mais notre chef de meute hilare se penche pour lui chuchoter : "juste à l'instant, derrière toi dans la rue… il y a un monsieur qui vient de passer avec sa kippa sur la tête et il rigolait en nous regardant !"

 

Dans la maison de Marie et Joseph, on s'entasse un peu, mais c'est la fête. Les Vieux Loups étalent au milieu un drap blanc et y disposent les plats préparés plus ou moins en mode israélien : Labneh bidouillé sans sumac, houmous, caviar d'aubergines, pains pitas.

 

Rama lance son œuf dur en l'air et Akéla le craque du front. Les cheftaines s'étouffent sur les falafels un peu trop cuits. Bagheera, explosée de rire, se moque de Marie qui n'arrive pas à trouver de position confortable et manque de basculer en arrière, encombrée par son bide plus vrai que nature. Salomé-Ko prend des photos, un louveteau propose à la ronde des chips au chili ("ça doit venir de Colosse", dit Simon) et, quelque part au fond de la salle, une petite patte pioche discrètement dans les dattes et les amandes.

 

Après le repas, pendant l'indispensable ninja dans la cour pour se défouler (sous le regard d'Akéla qui cligne désespérément des yeux, en manque de café, et de Rama qui révise nerveusement sa fiche de jeu en douce), je m'installe dehors sur un banc et aussitôt une louvette vient se blottir contre moi : "j'ai pas encore cousu, moi". D'autres ne tardent pas à rappliquer et à s'installer tout autour, juste contentes de me raconter leur vie, de me montrer les lanternes qu'elles ont fabriquées. "Il est gros, ton ventre", dit l'une. "C'est un garçon ou une fille ?" Rebecca, qui passait par là, hoche le menton d'un air connaisseur : "oh, porté comme ça, si bas… c'est sûrement un garçon."

 

Un garçon fait un bref arrêt près de nous, histoire de s'assurer qu'il ne manque rien d'intéressant : "Moi je l'ai senti bouger, tout à l'heure", affirme-t-il, ce qui est littéralement impossible : je me suis bien assurée d'enlever mon portable qui était en mode vibreur des poches de l'anorak qui me sert de rembourrage…

 

"Comment tu vas l'appeler ? Jésus, hein ?"

 

Bagheera vient roder près de nous, signe qui annonce que la chasse ne va pas tarder à commencer. "Vous allez bientôt partir, Simon et toi ?" je demande tout en renfilant un brin de laine sur une aiguille de tapissier pour la énième fois. "On a trouvé une caravane mésopotamienne", dit Tirzah. "Mais je n'ai pas envie de partir de Nazareth…"

 

"Tu vas où ?" ne manquent pas de demander les louvettes. "A Bethléhem." Une des filles se tourne vers moi : "Tu vas y aller aussi ?" Je proteste : "oh non, c'est un trop long voyage ! Je ne risque pas, le bébé va bientôt naître." Elles absorbent l'info sans se troubler. "Nous aussi, on va rester ici", dit l'une des petites à Bagheera d'un ton décidé.

 

Mais à ce moment-là, des exclamations éclatent et nous voyons que tout le monde se rassemble au même endroit. "Il y a un nouveau décret des Romains ! C'est insupportable" est en train de râler Rebecca. "Qu'est-ce que ça dit ?" demande Salomé qui ne sait pas lire, évidemment, comme la plupart des autres personnages.

 

Les loups attendent que Tirzah, en digne fille de scribe, déchiffre l'affiche rédigée en un français parfaitement intelligible pourtant, puis écoutent avec passion la suite. "Marie, il va falloir qu'on aille jusqu'à Bethlehem" me dit Joseph d'un air atterré. "Je ne sais pas comment on va faire, c'est vraiment loin…"

 

"157 km !" précise une louvette pleine de bonnes intentions en nous montrant le poteau indicateur, tandis que cinq ou six mains se lèvent spontanément : "Je pourrais tenir la corde de l'âne ?"

 

"Quel âne ? On n'a pas les moyens d'avoir un âne. Il va falloir marcher." (Le budget des Vieux Loups n'est pas illimité). "Mais vous êtes nés à Bethléhem, vous aussi ? Vous devez aussi vous y rendre ?" Vifs hochements de têtes des grands, timides hochements de mentons suppliants des petits... et une louvette qui dit nonchalamment : "oui, oui, moi je suis de Bethléhem. J'ai ma grand-tante qui habite là-bas."

 

"Bon, mais vous ne pouvez pas partir comme ça, il faut prendre des bagages", lance Simon. "Si vous voulez, vous pouvez venir avec Tirzah et moi dans la caravane mésopotamienne. Je vais vous redonner vos sous, parce qu'il va falloir acheter des choses."

 

S'ensuit un joyeux chaos pendant lequel les enfants découvrent que la vie est chère et tentent de négocier lanterne, couverture, oranges et tranches de gâteau à prix réduits, inquiets à l'idée de devoir garder de quoi payer leurs taxes à la fin du voyage.

 

Le hall d'entrée est tapissé de couvertures étalées par terre, sur lesquelles les enfants rassemblent pêle-mêle carnets d'aventure, gâteau enveloppé dans un torchon, gourdes remplies, chiffons blancs au cas où quelqu'un se blesse, papier, crayon, ficelle, mandarines…

 

On entend dans une sizaine : "L'argent, je le porterai moi, c'est mieux, on ne risquera pas de le perdre" et dans une autre "ce sera trop lourd, il vaut mieux que chacun prenne sa gourde. Moi, la mienne, en plus, elle a un truc pour que je la porte sur mon épaule". Plus loin, c'est le bazar et Bagheera, exaspérée, en est réduite à devoir dire : "vous savez qu'en fait ce qu'on est en train de faire, vous pourrez le cocher dans votre carnet d'aventure si vous le faites comme il faut ?"

 

Enfin, nous sommes prêts à partir. On réveille Joseph-Rama qui a fait un micro-somme sur son tas d'affaires, on donne quelques dernières consignes : "ne caressez pas les dromadaires, ils ont mauvais caractère… – oui, ils peuvent nous cracher dessus, même !" puis nous voilà partis… autour du parking, dont on fait trois tours (il n'est pas très grand) avant que Simon ne nous annonce que nous sommes enfin arrivés à la première étape, au Mont Guilboa. Il ne nous reste plus qu'à traverser une rivière.

 

Comme on a oublié les cartons pour cette partie du jeu, on improvise vite fait : "mettez vos bagages sur vos têtes pour ne pas les mouiller et faîtes attention de ne pas glisser !" et ça passe comme une lettre à la poste.

 

"On a fait combien de kilomètres, aujourd'hui ?" me demande Cœur Dévoué avec beaucoup de sérieux. "Environ trente-sept, je suis épuisée…" Elle prend un air rassuré : "oh, moi, j'ai marché trente-six kilomètres à la marche sponso, alors ça va, je ne suis pas trop fatiguée."

 

Simon, qui est tombé à l'eau pendant la traversée, fait soigner son bras cassé par chacun des louveteaux. On les aide un peu, ce n'est pas toujours évident : "D'accord, il faut lui mettre une écharpe pour soutenir son bras. Mais qu'est-ce que tu pourrais utiliser, si tu n'avais pas son chèche ? Si tu étais en sortie avec les autres dans la forêt avec que tes affaires de louveteau… qu'est-ce que tu as sur toi qui pourrait servir d'écharpe ?" Moustache Affectueuse réfléchit intensément, puis son visage s'illumine : "je pourrais enlever ma chemise et m'en servir !" Akéla se frappe le front en se marrant pendant que j'insiste, un peu désespérée : "Tu n'as pas quelque chose de mieux ? Quelque chose qui est toujours autour de ton cou, par exemple ?"... "Ah ouiii ! Mon pelage !"

 

On étale nos couvertures sur les graviers de la cour pour dormir. Simon nous explique où on est et ce qui s'est passé sur cette montagne : "Jonathan est mort tué par les Philistins et le Roi Saül s'est jeté sur son épée. Et après il a eu la tête tranchée." Les garçons sont ravis. "Mais c'est horrible ! Pourquoi tu nous racontes cette histoire ?" demande un personnage. "Parce que ça me fait penser au Roi David, qui est monté sur le trône après ça. Il était le meilleur ami de Jonathan et c'était un berger, comme moi. Saül était un roi imparfait, mais Dieu nous a dit dans ses promesses qu'un jour il enverrait un roi parfait pour nous guider, nous protéger et nous donner à chacun une place. Et moi je l'attends."

 

Tirzah lit dans ses rouleaux un verset qui correspond à ce que l'on vient de dire et un des louveteaux, assis à côté d'elle, ouvre de grands yeux stupéfaits : "mais comment tu fais pour lire ça ?" De l'endroit où il se tient, il ne peut évidemment pas voir que l'hébreu traduit par google que déchiffre Bagheera est en fait sous-titré en minuscules lignes de français.

 

"Allez, on dort". Ça chuchote, ça glousse, ça pouffe, ça se trémousse comme un vrai soir de week-end. Puis Marie chuchote (très fort) : "Joseph ! Hé, Joseph, tu dors ? Tu as entendu ce qu'a lu Tirzah ? C'était exactement ce que l'ange m'a annoncé quand il est venu me dire que j'allais avoir un bébé… mais je ne comprends pas. Si c'est vraiment son Fils qui va naître, pourquoi Dieu ne permet pas que les choses soient plus faciles ?"

 

Dans la nuit parfaitement claire de ce début d'après-midi, quinze paires d'yeux brillants m'observent, attentifs. Certains enfants se sont même légèrement soulevés sur un coude. Et au matin, cinq minutes plus tard, quand Simon nous "réveille", une des louvettes se faufile jusqu'à moi : "eh ben tu sais, la nuit dernière, quand tu croyais qu'on dormait… enfin, quand je faisais semblant de dormir, j'ai tout entendu ! Le roi que Dieu va envoyer, c'est Jésus, c'est ton bébé, je le sais."

 

Je souris comme si on partageait un secret, tandis que d'autres filles se rapprochent, curieuses : "alors tu y crois, toi aussi ? Les gens du village me prennent pour une folle, mais je sais, moi, que ce bébé est spécial, parce que c'est l'ange qui m'a dit que j'allais l'avoir. Normalement, il faut être mariée pour avoir un enfant, mais ce bébé-là est venu tout seul dans mon ventre." Une des grandes louvettes penche la tête de côté : "ben, c'est pas obligé d'être mariée", remarque-t-elle. "Oui, mais il faut bien un papa, pour qu'il y ait un bébé", je précise en voyant que les plus petites se demandent où est la nuance. Oreille Sincère me regarde, l'air de penser que je suis peut-être un peu débile : "C'est Dieu, son papa."

 

On repart sans armes mais avec bagages pour deux ou trois autres tours de parking et nous arrivons enfin à Dothan, en ville, c’est-à-dire dans le hall d'entrée. La caravane s'installe et pendant une demi-heure, plus personne ne peut circuler. Simon a sorti sa guitare et nous voilà tous en rond en train d'apprendre à danser sur Jeunes et Vieux se réjouiront ensemble. Les loups, bien habitués aux danses de jungle, n'ont aucune peine à s'impliquer et veulent continuer même après quatre ou cinq fois : "encore plus vite !"

 

Puis, pour calmer l'excitation, Tirzah entonne à nouveau Ah qu'il est doux pour des frères. Loup Surprenant, qui était contrarié de devoir donner la main à une fille pendant la danse, se déride et insiste pour que l'on chante en canon plusieurs fois. Salomé se met à pleurer, ensuite, et les loups très émus me racontent en chuchotant les misères que lui fait sa maîtresse. "Cela vous est déjà arrivé d'être prisonnier des conséquences de quelque chose que vous aviez fait ?" Plusieurs regards s'assombrissent et je vois que la question n'a pas été posée en vain.

 

On se couche à nouveau : "je peux dormir sur un des canapés ? – Non, ils sont réservés pour les Romains."

 

Marie et Joseph sont assis dos à dos et pioncent comme ça, au grand amusement des enfants qui ne voient pas du tout en quoi ça peut être pénible d'être aussi gros et lourd que le poisson de Jonas.

 

"Hé, Marie, tu dors ? Tu ne trouves pas que c'est trop fort que l'on soit à Dothan, à l'endroit où Joseph a été vendu par ses frères, et qu'on se rappelle justement que Dieu va nous envoyer un libérateur ? Tu vois, je pense maintenant que Dieu sait très bien ce qu'il fait."

 

On se remet en route à l'aube, quand Simon lâche un interminable bâillement de dromadaire en s'étirant, déclenchant les rires. C'est reparti pour trois tours de parking. "Je pourrais dormir à côté de toi sur la couverture encore cette nuit ?" ; "C'est long, j'en ai marre" ; "quand est-ce qu'on arrive ?" ; Hé oh, c'est moi qui ai porté le sac pendant les derniers kilomètres, alors c'est moi le chef !"

 

Le ciel commence à s'assombrir pour de vrai quand on arrive à la prochaine étape, ce qui permet à ceux qui fatiguent d'allumer leurs lanternes et de rallumer leur intérêt pour le jeu. On déguste une mandarine pour le souper (bien que l'heure du goûter soit encore loin : les horaires, cette après-midi, sont exceptionnellement bien tenus !), ce qui requinque les cœurs.

 

"Oh une gazelle pleine de grâce !" lance Simon-Akéla qui voit passer sa femme à travers le parking alors qu'elle vient organiser la soirée du Groupe de Jeunes. Et tous les loups de chercher aussitôt autour d'eux une biche bondissante…

 

Ensuite, nous voilà prêts pour entendre ce que Rebecca a à nous dire. "Je voudrais que quelqu'un réponde à mes prières et vienne faire en sorte que les choses soient justes dans ma vie ! Que quelqu'un me défende…" Deux Bibles ont fait le voyage dans les couvertures et les loups cherchent le passage avec Tirzah-Bagheera.

 

Puis, quand tout le monde "dort", Joseph et Marie chuchotent encore, selon leur bonne habitude. Mais cette fois, Rama et Mère Louve prient pour "ceux qui les accompagnent", pour que "ces garçons et ces filles qui sont là autour de nous comprennent combien Dieu les aime". Les louveteaux soufflent "amen" à la fin et pour une fois la "nuit" est paisible…

 

Au matin, les loups réveillent Marie en lui tapotant les joues et l'aident à se relever en la tirant par les bras. "Encore cinq minutes… Je n'en peux plus, je n'y arriverais jamais…" se plaint-elle. "Allez, Marie, tu peux le faire !" encouragent-t-ils. "Il ne reste pas beaucoup de chemin !"

 

Akéla-Simon, attendri et un peu mort de rire aussi, contemple sa meute qui marche de plus en plus lentement, en soutenant (ou écrasant de toutes parts, on ne sait trop) la femme enceinte qui peine à avancer. "On ne va pas te laisser en arrière, ne t'inquiète pas", répètent les enfants avec patience. "Donne-nous tes affaires, on va les porter" ; "Oh ma pauvre, c'est pas facile pour toi… mais t'inquiète pas, ce sera bientôt fini" et puis aussi "pourquoi tu ne vas pas dans un hôpital ?"

 

Bagheera, qui a complètement craqué, se bidonne. Elle a enfin réussi à placer le jeu de mots qu'elle rumine depuis hier soir : "Hé, Marie, si t'es naze… arrête !"

 

No comment.

 

Enfin, nous voilà rendus à Jérusalem. Un Romain improvisé – un assistant de maîtrise qui s'est déjà retrouvé à jouer les renards au fond du métro à Narnia un jour où il a dû signer sans regarder les petites lignes – nous attend aux portes de la ville, coiffé d'un casque trop grand et drapé dans une étole rouge. "Les taxes, payez vos taxes à César !" clame-t-il.

 

Moustache Résolue s'insurge : "il demande un denier par personne. Nous, on a payé une pièce d'or (l'équivalent de six pièces d'argent dans notre monnaie de l'après-midi) et on n'était que cinq ! Mais il ne veut pas nous rendre la monnaie !!!"

 

Marie et Joseph, très embarrassés, viennent de réaliser qu'ils ont égaré leur bourse quelque part avant de quitter Nazareth. Heureusement, Rebecca, qui a trouvé la réserve de pièces en bois dans les coulisses, vient leur donner l'argent dont ils ont besoin.

 

"Est-ce que vous savez ce qu'il y a comme bâtiment très important, à Jérusalem ?" demande Simon aux loups assis dans la salle d'école du dimanche sur des bancs en gradins. "C'est le Temple. On peut y venir et apporter un sacrifice – un agneau ou des tourterelles – pour demander pardon de nos péchés."

 

"C'est quoi, une tourterelle ?"

 

Une fois la réponse donnée à cette question essentielle, la conversation reprend et je suis étonnée par la solennité qui règne dans la pièce.

 

"Pourquoi il faut faire des sacrifices ?"

 

"Parce que la communication avec Dieu, c'est comme s'il y avait un fil entre lui et nous", explique Simon-Akéla. "Dieu est très saint, alors quand on fait un péché, c'est comme si ça coupait le fil, il ne peut plus avoir de relation avec nous. Pour réparer ça, il faut que quelqu'un meurt. C'est pour ça qu'on tue un agneau ou un pigeon, une tourterelle."

 

"Mais je croyais que c'étaient les Romains qui nous obligeaient à faire des sacrifices !"

 

"Non, c'est la Loi de Dieu, qu'il a mis en place depuis qu'on a dû partir du Jardin après le premier péché."

 

"Mais alors, comment on peut faire pour être pardonnés ?" s'écrie une louvette, accablée.

 

"Dieu a promis qu'un jour il va envoyer un Sauveur : quelqu'un qui payera pour tous les péchés commis par tout le monde. Et alors il n'y aura plus de séparation entre Dieu et nous, on pourra lui parler librement."

 

Tirzah nous lit encore le texte, puis, au lieu d'installer nos couvertures, on décide de faire le dernier bout de trajet jusqu'à Bethléhem (il ne reste qu'une dizaine de kilomètres, une paille !). Marie et Joseph s'attardent à l'arrière et ont du mal à faire décoller les derniers enfants qui veulent les aider. "Si, si, partez devant, on vous rejoindra. Il va y avoir beaucoup de monde à cause du recensement, si vous ne vous dépêchez pas, il n'y aura plus de place".

 

A ce stade, bizarrement, les enfants sont tellement dedans qu'ils ne se situent plus du tout dans l'histoire et c'est avec une sincérité désarmante qu'ils constatent qu'il n'y a effectivement plus de place dans la chambre des hôtes quand Marie et Joseph arrivent enfin. Une seule louvette se précipite en disant qu'elle peut laisser son coin de couverture, mais elle est vite convaincue de renoncer à cette bonne action par les personnages… et ses copains-copines qui n'ont pas envie de réorganiser la pièce encombrée par les couvertures !

 

D'ailleurs, quand Tirzah propose d'aller rejoindre Simon dans les champs, certains ne veulent même pas bouger, soit-disant trop fatigués.

 

Les Vieux Loups, pendant ce temps, ont un autre problème : ils ont oublié le bruitage du chant des anges et le projecteur pour la 'Grande Lumière'. Heureusement, Akéla a une soudaine inspiration : "je vais allumer les phares de la voiture à distance avec la clé !"

 

Ko, ses ailes sur le dos, stresse pour son texte de trois minutes alors qu'elle a été parfaite pendant cinq heures en Salomé.

 

Tirzah arrive enfin à décider ses compatriotes à aller rejoindre les bergers, mais c'est trop tôt, en fait, la voiture n'est pas prête. Tant pis, on fera sans la grande lumière. De toute façon la réaction des enfants est à cent lieues de celle des bergers de l'époque : à peine l'ange paraît, qu'ils se ruent vers lui.

 

"Mais qu'est-ce que vous faites ?" s'écrie Bagheera en les rattrapant au vol. "Comment on doit réagir face à un ange, à votre avis ?"

 

"Ben, on court et on lui fait un câlin."

 

La réponse n'est pas donnée sur un ton insolent, en plus. Bagheera soupire.

 

"Un ange, ça représente la beauté, la sainteté de Dieu. On est impressionnés, normalement."

 

"Oh. Il faut s'agenouillir, alors ?"

 

Et de joindre le geste à la parole. Certains se prosternent même face contre terre, mais on est un peu moins sûrs de leur sincérité, à ceux-là...

 

Pendant ce temps, dans l'étable/ la chambre des hôtes/la maison de Nazareth/ la salle d'école du dimanche qui nous sert de local improvisé, Joseph et Marie font des selfies. "On a bien l'air épuisé de gens qui viennent de se farcir 157 km à pied et un accouchement" constate Rama avec philosophie.

 

Rebecca-Baloo cache la vitre de la porte avec une étoffe écarlate ("je les connais, ils vont regarder à travers, sinon !), puis se campe devant. "Le Sauveur qui vient de naître ? Jamais entendu parler… mais un bébé qui vient de naître, ça oui, je suis au courant. C'est dans l'étable, là."

 

Les enfants entrent dans la pièce éclairée par quelques bougies (led) et s'approchent tout doucement, étrangement émus, de la mangeoire. Agenouillés pour être plus près, serrés les uns contre les autres, ils contemplent le poupon qui dort à poings fermés et chuchotent : "c'est Jésus, il est né…" ; "c'est un ange qui nous a dit qu'on le trouverait ici" ; "on était dans les champs avec les bergers" ; "il est trop mignon…"

 

Dans un coin, une des louvettes, spontanément, entonne d'une voix grêle : "O douce nuit…" tandis que plusieurs petites mains tiennent les bougies près du bébé pour mieux le voir (et heureusement qu'il ne s'agit pas de vraies bougies car autrement l'étable aurait pris feu depuis longtemps).

 

"Vous voyez, ce n'est qu'un petit bébé, comme vous quand vous êtes nés. C'est ça, la bonne nouvelle de Noël : que Dieu est devenu comme un homme pour être avec nous, tellement il nous aimait."

 

"Est-ce qu'il va faire des bêtises en grandissant ?" me demande une louvette.

 

"Non, car il est parfait. Il va grandir comme nous, mais sans jamais faire de péché. Et quand il sera adulte, il va devenir l'agneau sacrifié pour tout le monde."

 

"Alors tu seras très triste", souffle une autre, très sérieuse.

 

"Oui, mais Dieu va permettre ça pour que nous puissions être toujours avec lui."

 

"Est-ce que je peux le tenir dans mes bras ?" réclame Loup Solidaire.

 

"Moi aussi ! Moi aussi ! Moi aussi !"

 

La lumière revient dans la pièce et on goûte royalement : des mandarines, du Gâteau de Pessah, des dattes fourrées à la pâte d'amandes, des raisins secs et puis des papillotes que Rama sort soudain de son sac dans les acclamations.

 

Les enfants demandent à tour de rôle à tenir le poupon. "Il est tout chaud et tout mou" glousse un louveteau ; "il me regarde…" ; "il n'a pas de cheveux" ; "ses yeux sont drôles"…

 

Une louvette le berce en se rappelant tendrement de l'été dernier où le même poupon, qui tenait un rôle dans le thème Naufragés, a été abondement baigné, couché et langé par les filles pendant l'après-midi cabanes.

 

Truffe Gracieuse me demande anxieusement : "Vous serez encore là, la prochaine fois ? Toi, Joseph, Jésus, les autres…" (Mais bien sûr, voyons. Pourquoi ne pas continuer dans ce thème et aller jusqu'à Pâques en passant par la multiplication des pains et la tempête ?) Je réponds que non, probablement pas, et elle lâche un gros soupir : "c'était trop court, on n'est pas restés assez longtemps avec vous…" (Ben… de 11h15 ce matin à 16h45 ce soir, ça me paraissait quand même conséquent, mais bon…)

 

"Je la connaissais cette histoire, parce qu'en ce moment on nous la raconte tout le temps à l'école", me dit Cœur Dévoué pendant qu'elle tient le bébé. "Mais c'est pas pareil quand on est dedans…"

 

Je souris, parce que c'était justement le but, de leur faire vivre cette histoire : "Et tu savais tout ?" La louvette glousse de rire : "oh non ! je ne savais pas qu'il y avait un aussi long voyage !"

 

Akéla est revenu en chemise bleue et joue doucement de la guitare dans la pièce jonchée de couvertures, de miettes de gâteaux, d'épluchures de mandarines et de lanternes en papier. C'est bientôt l'heure du Rocher du Conseil et les derniers personnages s'éclipsent discrètement, jusqu'à ce qu'il ne reste plus que des louveteaux, des Vieux Loups et un petit agneau en bois dans la mangeoire vide...

 

"Comment avez-vous trouvé votre journée ?" demande Akéla.

 

Ils sont unanimes. Ils ont tout adoré, mais regrettent une chose : qu'on n'ait pas fait le voyage "pour de vrai, en marchant loin !" Ah, mais ce n'est pas que ça n'avait pas traversé l'esprit de vos Vieux Loups, de faire cette journée dans notre forêt bien-aimée, mais au vu de la vague de froid cette semaine - et des nombreuses plaintes du style "je ne sens plus mes pieds, ils ont dû se transformer en glaçons" à la dernière sortie - on a préféré être prudents et rester en ville. On ne s'attendait pas à la température printanière de ce samedi de décembre…

 

Et quand on conclut en leur demandant quel thème ils veulent faire au prochain trimestre, parmi les réponses proposées se trouve… "l'histoire de Noël".



10/12/2019
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