Sous le Mohwa

Je m'appelle Pétronille Pivoine. Je suis professeur d'astrophysique. Je suis belge, mais en ce moment je travaille au centre atomique de Sprodj en Syldavie. Je connaissais bien le Roi Niko et sa femme la Reine Elsa. J'ai vu grandir la petite Nouchka et je suis très fière de la jeune fille qu'elle est devenue. Je suis certaine qu'elle fera une excellente souveraine.

Je connais peu le reporter Tintin – je n'ai pas le temps de lire les journaux, voyez-vous. J'avais seulement entendu parler de lui parce qu'il a sauvé le Roi Niko d'une tentative d'assassinat par le Colonel Sven Jorgen, un traître syldave qui s'était vendu à la Bordurie, il y a de cela quatre ou cinq ans, avant de le rencontrer lorsqu'il enquêtait sur la disparition du Sceptre d'Ottokar. Il m'a l'air d'un garçon très sérieux.

J'ai apprécié qu'il soit très efficace et comprenne vite mes explications quand nous sommes partis pour la Lune. C'est vraiment désolant que nous ayons atterri au Tibet – je suis persuadée que cet incident a été causé par un premier sabotage. Il y a quelqu'un à bord qui n'est pas celui ou celle qu'il/ elle prétend – quelqu'un qui travaille sous notre nez pour les Bordures ou une autre puissance étrangère.

Si vous voulez mon avis, à part Nouchka et Tintin, vous devriez soupçonner tout le monde. Même ces policiers qui ont l'air si maladroits pourraient être des espions et quant au capitaine, je suis navrée pour lui, mais je n'ai aucune confiance en lui : il prétend devant Tintin qu'il a cessé de boire du coca-cola, mais c'est faux. Il a caché des bouteilles à bord, je le sais.

Cette Léopoldine Loiseau qui fait la sainte-nitouche est peut-être très douée en mécanique, mais je continue à dire que le message en bordure qui mentionnait le Sceptre que vous avez trouvé près du Karaboudjian il y a quelques mois était plein de cambouis et qu'elle est la seule personne que je vois qui aurait pu essayer de se débarrasser de ce message en vous voyant arriver, mais qui n'aurait pas pu s'empêcher de laisser des marques dessus : demandez à voir ses mains, vous verrez.

Quant à ce Ranko… pour un ermite, il m'a paru vraiment très pressé de quitter sa montagne pour suivre la princesse Nouchka… en plus, je suis presque certaine de l'avoir déjà vu quelque part, mais je ne sais plus où…

En tout cas, j'espère que même si vous ne mettez pas la main sur le coupable, vous allez vite retrouver les circuits du moteur à circonvolution atomique. Sans lui, nous ne pourrons pas redécoller et la fusée sera entraînée dans une avalanche. Laissez-moi vous dire que même si elle est construite pour résister à l'entrée dans l'atmosphère, elle n'est par contre pas faite pour tomber d'une falaise. Je le répète, nous devons absolument décoller avant 13h. La crevasse que nous avons créée en atterrissant en catastrophe va en s'élargissant.

Et il y a aussi un autre mystère que vous devez éclaircir. Je n'en ai pas parlé aux autres pour ne pas les inquiéter, mais j'ai découvert ce matin que nous n'avions plus la moindre réserve d'Oxygène à bord, à part pour une bonbonne dans la Salle des Petits Réservoirs. Le régénérateur d'air dans la chambre est complètement vide : j'avais bien fait la leçon à tout le monde en expliquant qu'il ne fallait surtout pas pousser le bouton du bleu vers le rouge mais quelqu'un a dû le faire. Quant au régénérateur d'air de la cabine de pilotage, il a aussi été trafiqué.

En soi, ce n'est pas trop terrible, vu que nous sommes sur Terre et que nous allons retourner à Sprodj sans sortir de l'atmosphère quand nous aurons retrouvé les circuits (on pourra ouvrir les hublots) mais ça aurait été extrêmement grave si nous avions été vraiment sur la Lune ! Nous n'aurions jamais pu rentrer vivants ! Je ne comprends pas ce que voulait l'espion : il serait mort lui-aussi, il n'y a même plus d'air dans les bouteilles des scaphandres.

Bref, nous avons vraiment besoin que vous résolviez cette situation. Procédez avec ordre et méthode. Vous n'arriverez à rien si vous ne prenez pas des notes. Etablissez un tableau des horaires et des déplacements de chacun d'entre nous. Comparez ce que nous disons. Vous verrez vite si quelqu'un ment.

En ce qui me concerne, voilà ce que j'ai fait la nuit dernière :

A 19h, j'ai découvert avec atterrement que nous n'étions pas cinq à bord, mais sept. Les deux policiers croyaient que le départ de la fusée était fixé à 13h34 le samedi 14 mars, alors que nous devions décoller à 1h34 du matin. Ils s'étaient cachés dans la cale (aux Moteurs) pour surveiller les lieux. ça partait d'une bonne intention, ils voulaient protéger la fusée d'éventuels espions, mais ils se sont endormis et sont restés à l'intérieur pendant tout le décollage et le vol jusqu'à ce que nous nous écrasions… oh, mais j'y pense !

A moins, qu'ils n'aient prétendu tout cela et qu'en réalité ce soit des espions et qu'ils aient fait exprès de rester coincés à l'intérieur pour pouvoir ensuite saboter les moteurs. Le premier incident, en effet a été causé par une défection du réacteur latéral… oh, oh. Maintenant que j'y pense, Léopoldine n'est pas la seule à s'être trouvée seule dans cet endroit, les Dupondt aussi ! Quant au deuxième incident… il va vous falloir trouver qui s'est trouvé à un moment seul dans la Cabine de Pilotage. C'est comme ça que vous trouverez le coupable.

A 20h, j'étais dans la salle de bains (qui se trouve ici sur votre plan de la fusée). Je m'y lavais les dents en compagnie du capitaine Haddock, de Léopoldine Loiseau et de Ranko. Je ne sais pas où étaient les Dupondt. Tintin et Nouchka étaient partis chercher une brosse à dent à prêter à la princesse dans la Soute à Vivres, mais je ne comprends pas ce qui a  pu leur prendre si longtemps, parce que je ne les ai revus qu'à 22h00, quand Léopoldine et moi sommes remontées à la chambre. Nous avons croisé Nouchka qui descendait à la salle de bains et quand nous sommes arrivées en haut, Tintin était assis sur sa couchette en train de griffonner quelque chose dans son carnet, qu'il a vite refermé en nous voyant.

Ah tiens, maintenant que j'y pense, nous avons aussi vu les Dupondt en remontant. Elles étaient dans le sas, la tête dans le placard des scaphandriers. J'espère qu'elles ne s'imaginaient pas aller faire de la plongée sous-marine avec cet équipement comme elles m'en ont parlé pendant le souper. Ces scaphandres sont prévus pour explorer la surface de la Lune, pas le fond d'un lac, même le fond du lac artificiel de Flechizaff où l'on trouve les restes d'un village englouti.

Enfin, je m'égare. Je suis donc remontée me coucher vers 22h. J'étais restée si longtemps en bas parce que j'avais découvert une fuite d'eau dans la salle de bains. Léopoldine m'avait aidée à réparer cela. Je peux vous répondre d'elle sur cette plage horaire au moins : nous sommes restées ensemble de 20h00 à peut-être 22h30 ou 23h, heure à laquelle nous nous sommes couchées. Je me suis endormie aussitôt. Tintin n'était plus dans la pièce, il était monté au poste de pilotage, je ne sais pas pourquoi.

Je me suis réveillée ensuite vers 1h ou 1h30 du matin à cause d'un bruit, mais je ne sais pas ce que c'était. Il m'a semblé apercevoir une ombre près du régénérateur d'air, mais j'ai dû rêver car quand j'ai allumé la lumière, j'étais absolument seule dans la pièce. J'ai entendu des voix en bas, alors je suis allée voir ce qui se passait.

En quittant les lieux, je me suis aperçue que j'étais suivie par Ranko qui bâillait. Il devait revenir de plus haut. La salle de radio ou la cabine de pilotage… je me demande bien ce qu'il faisait là-haut, il n'y a rien qui pourrait intéresser un ermite. A moins qu'il n'ait pris les habitudes des gorilles polaires avec qui il a vécu pendant plusieurs années, apparemment, et qu'il lui faille monter au sommet d'un arbre ou d'un rocher pour trouver le sommeil… il a continué plus bas et j'ai su après qu'il avait dormi dans la salle des Petits Réservoirs, en fait. Il s'y était installé un hamac.

Je suis tombée sur le capitaine Haddock qui revenait d'encore plus bas, je ne sais pas d'où, et qui empestait le coca cola, il avait dû s'en renverser dans la barbe. Je n'ai rien dit, parce que c'est un pauvre homme, en fin de compte, il fait beaucoup d'efforts pour être digne de l'amitié  de Tintin, mais il devrait réaliser que Tintin est prêt à l'aider. Je suis sûre qu'il préférerait que Haddock soit honnête avec lui et lui demande de l'encourager quand il a envie de retomber dans ses mauvaises habitudes, plutôt que de découvrir que le capitaine fait semblant d'être guéri pour lui faire plaisir et qu'en fait il boit du coca derrière son dos parce qu'il n'arrive pas à s'arrêter.

Tintin et Nouchka étaient dans la soute aux Vivres avec Milou, en train de ranger le bazar qui y régnait. Tout était éventré et renversé, à croire que l'espion qui est à bord avait cherché quelque chose à cet endroit et tout cassé par dépit. Je me demande bien quoi, je ne vois pas ce que la Soute aux Vivres pourrait bien renfermer de précieux, il n'y a là-dedans que nos bagages personnels et puis bien entendu la nourriture pour le voyage… Il devait être 2h du matin à ce moment-là. Léopoldine est passée à côté de nous à un moment, elle descendait je suppose à la salle de bains.

Le capitaine et moi sommes remontés à la chambre vers 3h du matin. Il s'est couché mais il ne s'est pas endormi parce qu'il était encore réveillé, en train de lire le carnet de Tintin quand je suis revenue à 4h du matin, après avoir été cherché les Dupondt : je voulais être certaine qu'elles ne fassent pas de bêtises dans la fusée. J'avais repensé aux scaphandriers et au fait qu'elles n'avaient aucune raison de les tripoter. J'ai eu raison, d'ailleurs, parce que je les ai retrouvées dans le poste de pilotage, avec la boîte à outils de Léopoldine. Elles m'ont assurée qu'elles se contentaient de regarder les étoiles par le périscope stroboscopique, mais je n'en suis pas convaincue.

Elles avaient l'air très embarrassées, comme deux gamines prises en faute. Si elles avaient été plus jeunes, je les aurais prises chacune par une oreille pour les emmener se coucher : je ne les ai pas vu faire, elles étaient du côté du régénérateur d'air quand je suis arrivée, mais je suis certaine qu'elles étaient en train de tripoter les boutons du tableau de bord où quelque chose comme ça. Elles ne réalisent pas du tout que la fusée est un engin de précision, pas leur petite deux-chevaux de service !

A 4h30 du matin, quand j'ai enfin pu me recoucher, le capitaine rigolait toujours – il avait mis le carnet de Tintin sous son oreiller pour que les Dupondt ne puissent pas le prendre et du coup je pense que le jeune reporter ne l'a pas vu quand il est venu se coucher aussi. Mais je ne sais pas d'ailleurs à quel moment Léopoldine, lui et Nouchka sont revenus, car je me suis endormie avant 5h du matin.

Voilà tout ce que je peux vous dire. Je me suis réveillée ce matin vers 9h et c'est là que nous avons découvert que les circuits à circonvolution atomique avaient disparu. Je suis assez dépitée, parce que j'étais si fatiguée hier soir – ou plutôt très tôt ce matin – et je ne peux absolument pas parvenir à me souvenir si à 4h du matin ils étaient encore là ou pas…